Drôle d'endroit pour une rencontre

Publié le par M.T

Drôle d'endroit pour une rencontre

C’était il y a cinq, six ans. Je roulais vers Le ciel de Paris lorsqu’un orage déchira celui de Mayenne, comme s’il voulait nous tomber sur la tête. Par prudence, et parce qu’il était l’heure de faire le plein d’essence et de café, je m’arrêtais sur la première aire d’autoroute, une station service perdue au milieu d’une campagne triste et grise.

Un peu somnambule et hagarde, engourdie par le trajet déjà effectué et l’heure matinale - Oui, 11H00 ça peut être tôt pour certaines ! – je traversais en trainant les pieds le hall de la station après avoir réglé la note phénoménale de mon plein, pestant contre les tarifs prohibitifs appliqués dans ces zones aux tarifs libres. Nous étions un dimanche. Je hais les dimanches. Dehors, les bourrasques de vent cognaient sur les vitres, soulevant dans des arabesques folles Les feuilles mortes, inondant la chaussée griffée de rigoles parallèles, irisées des coulées de carburant échappées de réservoirs trop remplis. Un vrai temps pour Les pingouins. Génial. J’avais bien fait de passer la voiture au jet la veille.

Au milieu du bâtiment quasi désert, j’errais entre les machines à café crachotant leur mixture brûlante, les montagnes de galettes Mont Saint Michel et une rangée bien ordonnée du dernier bestseller de Guillaume Musso. Je n’avais ni l’envie, ni le temps de m’appesantir dans les lieux, mais le déluge qui obscurcissait le jour me dissuadait de reprendre la route. J’avais froid, faim et surtout, en parlant d’envie, celle de faire pipi. Les galettes et le café pouvaient attendre,. Je fonçai vers les toilettes.

C’est au moment de pousser la porte des lieux d’aisance qu’une ombre surgie de nulle part me bouscula, me passant devant, sans la moindre attention, comme si j’étais transparente, moi, La jolie môme ! La femme, le corps cintré dans un long manteau noir, se glissa derrière la porte, tel un Belphégor disparaissant sous un accès secret du Louvre, avant de repousser le montant d’un geste vif, le rabattant juste devant moi. J’eus à peine le temps de m’écarter pour éviter le rebond violent de la lourde porte battante. Pour un peu, elle me fracassait le nez. Je laissai la porte se stabiliser avant de la repousser moi-même, prête à en découdre avec celle qui avait failli m’assommer. J’allais lui faire danser La Javanaise, moi ! Mais l’indélicate avait déjà disparu dans l’une des cabines, évitant par là-même de vertes remontrances de ma part : « Non mais c’est bon, si tu t’imagines t’en sortir comme ça, tu rêves ! ». Allez, elle ne perdait rien pour attendre. Juste le temps, pour moi, de soulager une envie plus pressante que ma vengeance. Je venais à peine de m’installer quand une porte couina à quelques mètres de moi. Je me rajustai aussitôt, agacée de risquer de manquer à nouveau celle qui méritait bien une petite remontrance. Sortant de la cabine comme un diable de sa boite, je trouvais les lieux déserts. Personne devant les lavabos ni aucune de ces machines infernales qui vous soufflent à la figure tous les miasmes malodorants de toilettes à l’air rarement renouvelé. La porte de sortie encore en mouvement m’indiqua que la silhouette toute de noir vêtue venait de s’éclipser. Évitant le regard féroce que je lui destinai.

De retour dans la partie commerciale de la station, je roulai vers le rayon « galettes » bien décidée du coup à le dévaliser. Des hauts parleurs fatigués s’échappaient un air à L’accordez… l’accordez… l’accordéon. Mon regard balayant le lieu, je retrouvai la silhouette noire errante quant à elle vers les cartes IGN et un portant de cirés marin bleu rayés blanc en promotion. Il n’était plus l’heure de la remarque cinglante mais ma mauvaise humeur, bien ancrée – Je suis comme je suis – barrait mon front d’une ride contrariée.

Je remarquai alors le manège de deux employées de la station dont l’une faisait de grands signes à l’autre pour qu’elle vienne la rejoindre au plus vite. Quelle était donc l’urgence ? Je constatai que les deux surveillaient avec insistance la silhouette sombre qui pour l’heure feuilletait un atlas routier, le regard fatigué et l’air visiblement ennuyé. Pourquoi cette attention ? Un léger sourire sardonique se dessina sur mes lèvres gercées. Ma claqueuse de porte avait du glisser dans son sac aussi noir que ses yeux un objet quelconque et venait d’être prise sur le fait par l’employée attentive. Je dois avouer que l’idée de voir la nonchalante démasquée me procura une certaine jubilation qui, si elle n’était pas bonne pour mon karma, m’aurait pour le moins consolée d’avoir failli être défigurée. Me cachant derrière une pyramide de bidons de dégivrant, je ne manquai rien de la scène dans l’attente d’un dénouement jouissif et non moins rocambolesque Mais au lieu d’arrêter avec fracas cette Canaille, les deux employées lui offrir leur plus beau sourire, lui tendant avec affabilité un registre. Quelque chose clochait. J’observais alors avec plus d’attention et moins de grognasseries la silhouette sombre, plutôt mince, au dos légèrement voûté et aux cheveux noirs de jais pour m’arrêter enfin sur son visage. Et son regard fardé. Et cette bouche, immense, d’où s’échappa comme une sourde complainte, le son de sa voix.

Reconnaissable entre toutes.

C’était bien elle. L’égérie, la prêtresse de Saint Germain, l’inimitable interprète de tant de chefs d’œuvre de la chanson française. Entre Pantin et Pékin, échouée dans ce creux de Mayenne, comme Un petit poisson, un petit oiseau, celle qui sublima Le temps des cerises, à la regarder, nous parlait encore d’amour et de mots doux.

La Gréco.

Et dire que j’avais failli la rudoyer, sans comprendre qu’Il n’y a plus d’après quand gronde l’agacement. Alors qu’il m’aurait suffi de lever les yeux plus tôt pour croiser ce sourire un peu brisé et peut-être recevoir, juste pour moi, son inimitable phrasé. « Merci.» « Bonjour. » M’eût suffi. Comblée.

Ma timidité, tout comme ma mauvaise humeur du jour, m’avaient empêchées d’aller vers elle. Je venais de manquer la rencontre destinée. J’avais envie de lui crier « Ne me quitte pas » mais déjà son chauffeur l’emportait vers d’autres rives. Je la vis saluer avec grâce les deux employées aux anges d’avoir chacune reçu un autographe.

Passant devant moi, si proche, elle m’effleura presque. Levant vers moi deux grands yeux charbonneux et inquiets, interrogateurs, qui semblaient se demander qui était donc cette femme qui l’avait fusillée du regard pendant tout ce temps.

Dans ma tête, un murmure…

« Dévorez-moi des yeux

Mais avec retenue,

Pour que je m’habitue, peu à peu »…

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